Les parents

C’était il y a quelques jours. Je courrais, Claude sous le bras, la frange au vent et mon sac qui glisse sur l’épaule pour ne pas arriver en retard chez ma psy. C’était ma séance de clôture, il parait que je vais mieux. Pendant cette course contre le temps, piégée dans un Paris pluvieux, peureux et malheureux, j’ai vu ce couple. Une femme et un homme très âgés (90 ans à la louche), main dans la main, marchant sur le trottoir à la vitesse de deux paresseux sous Valium, au milieu du reste du monde. Une scène au ralenti dans le chaos urbain. Ils m’ont émue, je me suis arrêtée pour les regarder, je les ai filmés même. Un court instant je les ai enviés. Et puis je me suis souvenue qu’à cet âge-là on passe plus de temps à attendre la mort qu’à vivre. Et on porte des couches aussi.
J’ai repris ma route pour aller chez la psy.

Quand je suis rentrée chez moi le soir j’ai ressenti un truc étrange. J’ai pensé à mes parents. J’ai revu ce couple de vieux (qui était peut-être un jeune couple d’ailleurs) et j’ai eu très envie d’imaginer que ça pourrait être eux. Un jour.

Parce qu’aussi, je vieillis. Ma mère a fêté ses 66 ans hier. Je vais en avoir 32 à la fin du mois (le 28 pour ceux qui veulent faire une cagnotte leetchi) et je réalise, terrifiée, que les parents ça peut s’en aller. Plusieurs ami(e)s autour de moi sont déjà passé(e)s par là. Aveuglée par mon âme de petite fille et mon espoir bouillonnant je me dis que tout ça n’arrive qu’aux autres. Et à chaque fois une nouvelle annonce me prouve que l’étau se resserre et que ça frappe partout, sans distinction justifiable, sans rien qui puisse te permettre de dire « oui mais bon, faut voir la vie qu’il menait aussi ». Même pas.

J’aimerais profiter d’avoir ici l’entière liberté de dire ce que je veux pour préciser que perdre ses parents c’est une tornade à tout âge. Je voudrais briser ce consensus universel selon lequel plus on vieillit, moins on est censé morfler en les voyant partir. Je constate ça beaucoup à travers les décès de nos grands-parents. On entend toujours les mêmes banalités adressées à nos parents et qui se veulent apaisantes comme « c’est la vie », « tu as eu tes parents jusqu’à très tard quelle chance », « tu sais il y en a qui perdent leur parents très jeunes », « il est mieux là où il est ». Vrai. Du coup, les deuils se font sourds, les grands adultes pleurent en cachette et souffrent en silence. Souvent aussi parce qu’ils ont dû laisser les rôles s’inverser quand l’âge trop avancé a rendu leurs parents aussi dépendants que des bébés. Parce qu’il faut être fort et que la mort est moins triste quand elle arrive tard. C’est comme ça, c’est ce qu’on veut nous faire croire.

Je vous avais prévenus, je ne suis pas là uniquement pour vous faire rire comme des baleines. Parfois aussi je nique l’ambiance. Femme plurielle on m’appelle.

Ce soir-là, donc, après ma rencontre insaisissable avec ces amoureux parisiens dont les deux corps unis racontaient presque deux siècles d’histoire, j’ai été triste. J’ai eu envie d’appeler mes parents pour leur dire entre deux phrases banales sur les giboulées et le prix des gels hydro-alcooliques, que je les aime. Que plus le temps passe et plus je les aime.

Je m’en suis voulu aussi. Je réalise que je suis souvent dure avec eux, que je ne leur laisse pas passer grand-chose. Faut dire que parfois ils rendent ouf.

Mais ce sont les meilleurs, en vrai. Mes meilleurs.

Ma mère c’est un soleil. Une boule de feu. Elle s’appelle Christine, elle est optimiste, rêveuse, généreuse, courageuse, passionnée, sensible, de mauvaise foi, elle est bavarde (TRÈS. BEAUCOUP.), aimante, sociable, elle est soupe au lait, elle aime rire, faire la fête, lire, aller au cinéma et au théâtre. Elle aime les animaux (elle est persuadée de parler leur langue). Elle a une passion pour les belles choses, les boucles d’oreilles et le chocolat. Elle radote (si maman, tu radotes). Elle sait écouter les gens, les consoler, les conseiller. Elle est belle. Elle a les dents très blanches et elle sent bon. Elle a écouté son cœur, divorcé de son mari et épousé mon père. Elle trouve que c’est l’homme le plus extraordinaire de la terre. Et qu’il a un caractère de merde aussi.

Mon père aussi c’est un soleil. Non j’déconne. Mon père c’est un mystère. Comme le dessert. Une enveloppe de glace et un cœur de meringue. Il s’appelle Frantz et il a cette carapace qu’ont les gens fragiles pour ne pas qu’on les démasque. Il fait le dur mais c’était le premier à pleurer quand il a fait la rencontre de ma fille. Il est dans sa bulle, il laisse ma mère parler pour deux, il observe mais n’écoute pas. Il est farceur, brillant, talentueux, il passe des heures à peindre dans son atelier, il adore zapper devant la télé (ça me fait péter un câble), il ne fait jamais de vraies réponses (ça me fait péter un câble encore)
« tu l’as acheté où ce produit papa ?
Au magasin ».
Il tapote sur le volant quand il conduit, il a la manie du rangement et une passion pour les chaussons, il a toujours peur qu’on ait froid, il est féministe, il dit bajel et didji (bagel et DJ), il aime la nature et le calme, il rêverait que je sois plus organisée avec mes papiers, il court à côté du train car il sait que ma sœur et moi on adore ça. Il est distrait, taiseux, attentionné, créatif, cultivé, rassurant, humble (trop), il est fou de ma mère, il a un cœur immense. Il nous aime toutes les quatre à en mourir et nous n’en avons jamais douté.

Je sais qu’ils lisent Maag, tous les mercredis, pas le jeudi ou le vendredi, non, le mercredi. Je reçois toujours un petit mot pour m’encourager, comme si c’était le premier post. Je me rends compte aujourd’hui combien je suis chanceuse. Alors ça va vous étonner, peut-être, mais je ne suis pas la plus expansive. J’écris beaucoup pour ne pas avoir à parler. Du coup, je me dis qu’avec ce texte j’aurais surement réussi à leur faire passer un message. Celui qui dit que je leur suis reconnaissante, infiniment, et que si j’ai peur de vieillir aujourd’hui, c’est en grand partie parce que je suis tétanisée à l’idée de ne plus les voir. (Et de me ruiner en injections d’acide hyaluronique aussi, mais ça j’en parlerai une prochaine fois).

Si ce papier parle beaucoup de moi, il s’adresse aussi un peu à vous. Vous qui avez toujours vos parents, appelez-les et dites-leur que vous les aimez. Si vous les aimez.

6 commentaires

  1. J’aime bien (beaucoup même) vos articles et celui- ci me confirme que plus que les articles c’est votre vision de la vie qui me parle.

    J’avais envie d’écrire “tu” mais on ne se connaît pas, pourtant le ton des articles est si perso que j’ai l’impression du contraire.

    Bonne continuation

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  2. Premier article de vous que je lis.. tellement sincère, je m’en vais découvrir les autres en cette période de confinement.

    J’ai perdu mes 2 grand-parents, aimés d’amour, à 5 mois d’écart, ils étaient vieux, ils sont mieux là où ils sont..mais qu’est ce qu’il me manque, à un point que je n’avais même pas envisagé. Tout comme ils manquent à ma maman, qui pleure encore souvent à leur évocation. Pourtant, c’était la bonne heure pour eux. Mais finalement l’amour est plus fort que le temps qui passe.

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  3. Une femme plurielle au « prout vif »…et une réelle chaleur dans le coeur. Au plaisir de vous lire et mettre du blanc dans ce commentaire..

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  4. Oui Laura tu as des parents merveilleux! Alors tu as raison de leur dire que tu les aimes..
    J ai la chance d avoir connu tout père à 15 ans et 52 ans plus tard, malgré 900km entre nous,
    nous sommes toujours resté en contact car on ne peut pas oublier quequ’un comme Frantz.
    Bises.

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